Construire des cellules artificielles
La cellule, la plus petite unité vivante des organismes, remplit d'innombrables t?ches. Dans le cadre du projet Nanocell, des scientifiques construisent des cellules artificielles qui doivent assumer certaines t?ches de manière ciblée. "Passer l'aspirateur" est l'une d'entre elles.
Cet article est paru dans Globe 2/2013 :
Daniel Müller est physicien de formation et construit des machines. Sa particularité : ses machines sont si minuscules qu'elles tiennent dans une cellule. Plus précisément : dans une cellule artificielle. Les composants des machines sont des molécules, par exemple des protéines. "Notre modèle est la nature", explique Müller, professeur de bionanotechnologie au Département des systèmes biologiques (D-BSSE) de l'ETH Zurich à B?le. "Nous voulons comprendre précisément ce qui se passe dans les cellules, nous imitons les processus et les reconstruisons finalement selon nos besoins".
Cela semble simple, mais c'est en réalité incroyablement compliqué. En effet, dans une cellule naturelle, il existe 100'000 protéines différentes qui assument des t?ches très spécifiques. On les appelle aussi des machines moléculaires. Elles agissent par exemple comme des récepteurs et transportent des substances ou des signaux.
"Notre nanocellule pourrait par exemple absorber des substances toxiques du sang ou d'une station d'épuration".Professeur Daniel Müller
Le simple fait d'observer les processus dans la cellule vivante constitue déjà un défi pour les scientifiques, car cela n'est guère possible avec les méthodes actuelles. Certes, les chercheurs peuvent reproduire in vitro, c'est-à-dire en éprouvette, certains processus avec des protéines isolées de la cellule. Ils peuvent également observer ces protéines au travail gr?ce à une microscopie à très haute résolution. Mais la complexité des processus dans une cellule vivante, avec toutes ses influences et ses mécanismes de rétroaction, ne peut pas être reproduite de cette manière.
En effet, une cellule vivante change constamment d'état. Et par conséquent, l'état des machines moléculaires change également. L'un des objectifs du groupe de recherche de Müller au D-BSSE est donc de développer de nouvelles méthodes permettant de décrire précisément comment la cellule régule ses machines moléculaires. "Si nous savons comment ces machines moléculaires sont régulées, nous aurons accompli beaucoup de choses", dit Müller, "car nous pourrons alors, dans une étape ultérieure, également influencer de manière ciblée la cellule et ses machines moléculaires".
Des bactéries copiées
Mais Müller et ses partenaires de recherche du projet Nanocell, soutenu par l'UE, vont plus loin. Ils se sont fixé pour objectif de construire des machines moléculaires que l'on peut insérer comme des éléments de construction dans une cellule artificielle. Elles y exécuteront de manière contr?lée des t?ches qui n'existent pas dans la nature. Des chercheurs du D-BSSE, des universités de B?le et de Berne, des instituts Max Planck de Francfort et de G?ttingen, de l'université d'Oxford et de Madrid participent à ce projet ambitieux.
Les chercheurs ont notamment pris pour modèle dans la nature un mécanisme qui permet par exemple à certaines bactéries, appelées salines ou halobactéries, de produire de l'énergie. La protéine bactériorhodopsine joue un r?le important dans ce processus. Cette protéine se trouve dans la membrane cellulaire des halobactéries qui, gr?ce à elle, transforment la lumière en énergie.
Il agit alors comme une machine moléculaire entra?née par l'énergie lumineuse, qui pompe des protons. Au cours d'un processus chimique en plusieurs étapes initié par la lumière, les protons sont transportés d'un c?té à l'autre de la membrane cellulaire.
La nanocellule comme aspirateur
"On trouve partout des pompes à protons similaires actionnées par la lumière", explique Müller. Ce qui est intéressant, c'est que dans la nature, il existe des pompes entra?nées par la lumière très différentes, qui réagissent chacune à des fréquences lumineuses spécifiques. Et il existe près de 1000 transporteurs différents qui peuvent absorber des molécules très spécifiques et les transporter à l'aide des protons. D'après Müller, c'est de là qu'est née l'idée de base de Nanocell : "Nous construisons une sorte d'aspirateur entra?né par la lumière à l'échelle nanométrique", explique-t-il pour décrire le principe central.
La nanocellule, c'est-à-dire la cellule artificielle, est constituée d'une minuscule vésicule, une vésicule lipidique d'environ 50 à 200 nanomètres. Dans sa membrane sont intégrées les protéines qui agissent comme des pompes à protons entra?nées par la lumière. Selon les substances à transporter, les chercheurs veulent combiner la pompe à protons correspondante avec un transporteur approprié. Si le module est exposé à la fréquence lumineuse appropriée, la pompe à protons se met en marche, absorbe les substances correspondantes de l'environnement et les transporte à l'intérieur de la cellule, où elles sont stockées.
"Nous pouvons ainsi quasiment nettoyer l'environnement", explique Müller. "Notre nanocellule pourrait par exemple absorber des substances toxiques du sang ou d'une station d'épuration". Si on la combine avec une nanoparticule magnétique, la cellule et la substance toxique pourraient être simplement collectées et éliminées avec un aimant. Les machines moléculaires et les composants du nano-aspirateur alimenté par la lumière fonctionnent déjà en laboratoire.
En route vers la nano-usine
Le processus inverse est également imaginable. Les substances actives pourraient être transportées hors de l'intérieur de la cellule à l'aide d'une pompe à protons et exposées de manière ciblée. Les chercheurs travaillent actuellement sur ce principe.
La variante la plus simple permet déjà d'envisager des applications extrêmement passionnantes : Des nanocellules sont remplies de substances médicales actives et injectées dans le corps des patients. Le médecin peut les irradier avec une fréquence lumineuse spéciale, ce qui déclenche la pompe à protons et libère les substances actives.
Mais l'ambition des chercheurs va encore plus loin, comme l'explique Müller : "Nous pouvons faire entrer ou sortir des produits chimiques dans la cellule au moyen de pompes à protons et de transporteurs entra?nés par des protons. Nous pourrions maintenant mettre en place une cha?ne de réaction biochimique minimale à l'intérieur de la cellule". La cha?ne de réaction prend les produits chimiques
et en synthétise localement la substance active nécessaire en fonction des besoins sur place ; l'insuline par exemple. "On pourrait laisser les vésicules dans le sang d'un patient et, chaque fois qu'il manque de l'insuline, allumer la production avec de la lumière", explique Müller.
Enfin, on pourrait imaginer des cha?nes de production entières composées de nanocellules alignées les unes à c?té des autres et dotées de différentes fonctions - une nano-usine entière en quelque sorte. Mais cela reste définitivement de la musique d'avenir. Actuellement, les chercheurs travaillent avec quatre à six protéines.
Pouvoir livrer des centaines de nanocellules différentes, taillées sur mesure, avec les protéines et les fonctions correspondantes, quasiment à partir d'une étagère - tel est l'objectif à long terme : un jeu de construction qui fournit des usines moléculaires sur mesure, selon les souhaits. Les scientifiques ont déjà un nom pour cela : Molecular Systems Engineering. Ils viennent de déposer auprès du Fonds national suisse une demande de formation d'un p?le de recherche national correspondant.